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Aux origines de la crise du Levothyrox : maladie trop sensible ou autorités trop bureaucrates ?

Plus d'un an après le changement de formule du Levothyrox, en mars 2017, le débat fait toujours rage entre les patients en colère, les autorités de santé et le laboratoire Merck. Contactés par Sciences et Avenir, le laboratoire Merck et l'association française des malades de la thyroïde (AFMT) reviennent sur les origines de cette crise d'ampleur. Si le laboratoire estime avoir rempli sa mission en accord avec les demandes de l'Agence du Médicament (ANSM), les patients dénoncent une mainmise de la bureaucratie au sein des autorités de santé.

Retour sur les raisons de l'injonction de l'ANSM

"En 2012, nous avons reçu une injonction de la part de l'ANSM pour changer la formule du Levothyrox, datée des années 1980", raconte Valérie Leto, Pharmacien Responsable* du laboratoire Merck. La cause invoquée est la stabilité du taux de levothyroxine, son principe actif, au cours des 3 ans de conservation du médicament. En effet, l'interaction avec le lactose, excipient de l'ancienne formule, entrainait la dégradation progressive de la levothyroxine. "Nous étions obligés de produire des comprimés avec des taux de levothyroxine compris dans la fourchette haute autorisée de façon à être toujours conformes au bout de 3 ans", explique Valérie Leto. En France, cette fourchette prévoit une tolérance de plus ou moins 10% sur le taux de principe actif dans un médicament (90-110%). Une tolérance que l'ANSM juge trop large pour des médicaments à marge thérapeutique étroite (sensibles à la moindre variation de dosage) tels que ceux à base de levothyroxine. Les différences de taux de principe actif entre génériques (Biogaran et Teva, à l'époque disponibles) et Levothyrox "pourraient expliquer la survenue de certains cas de déséquilibre thyroïdien lors des substitutions", commente alors l'ANSM dans un rapport de mai 2012. Ils concluent alors à la nécessité d'harmoniser les formules pour qu'elles respectent une nouvelle marge resserrée de plus ou moins 5% (95-105%), suivant en cela l'exemple des États-Unis.

"Compte tenu de ce contexte, l'injonction de l'ANSM en 2012 nous a paru cohérente", résume Valérie Leto. Les trois laboratoires devaient alors soit changer de formule, soit quitter le marché, explique-t-elle. Car avec le lactose comme excipient, il n'était "pas possible" de respecter cette nouvelle marge de 5% au lieu de 10%. Les deux génériques, contenant du mannitol au lieu du lactose, ne remplissaient cependant pas le cahier des charges non plus, selon l'étude de l'ANSM. Or changer de formule a un coût élevé : Merck a dépensé 32 millions d'euros. Un prix très élevé pour les deux médicaments génériques, dont le ventes étaient en baisse depuis les effets indésirables survenus après la substitution depuis le Levothyrox. Mais alors que Biogaran avait arrêté la fabrication de son ancienne formule et est depuis en rupture de stock dans l'attente de sa nouvelle version, Teva avait de son côté décidé de se retirer du marché, en raison de ventes insuffisantes. La conséquence a été un monopole du Levothyrox au moment de son changement de formule.

MARCHE CHINOIS.Le site Les Jours a accusé le laboratoire Merck d'avoir cherché dès le début à maximiser ses profits avec une formule sans lactose, qui leur aurait ouvert un marché chinois majoritairement intolérant à cette substance."Nous avons déjà une position dominante sur le marché chinois depuis 10 ans avec l'ancienne formule du Levothyrox", répond Valérie Leto, niant ces accusations. De plus, "intolérant n'est pas la même chose qu'allergique, et même en Chine ils ne sont pas si nombreux à ne pas tolérer la faible dose de lactose présente dans un comprimé", ajoute-t-elle. Ce changement de formule est cependant évoqué comme un avantage en faveur de l'Euthyrox en Chine en termes de communication, dans le document interne de 2014 révélé par Les Jours.

Des patients qui dénoncent un système guidé par la bureaucratie

"Merck a raison de dire qu'ils ont répondu à toutes les normes en vigueur, qu'ils n'ont rien à se reprocher", commente le Dr Jacques Guillet, conseiller scientifique de l'association française des malades de la thyroïde (AFMT), auprès de Sciences et Avenir. Pour lui, le problème réside bien plus du côté des autorités qui "traitent l'affaire sous l'angle de la communication" et qui "ne s'occupent que de ceux qui vont bien sous traitement". "On voit un traitement statistique de la maladie où on ne s'occupe que des biens portants, en concluant que 30% d'effets indésirables c'est tolérable", résume-t-il. "Je suis convaincu que c'est bien pire que de la désinvolture, c'est de la bureaucratie", ajoute-t-il.

RESPONSABILITE. Le Dr Guillet fait alors référence à l'étude de bioéquivalence qui a suffi à Merck pour valider sa nouvelle formulation à base de mannitol et d'acide citrique. Ce genre d'étude ne se fait que sur des patients sains, pour s'assurer que le devenir du principe actif dans l'organisme est équivalent entre le médicament d'origine et sa nouvelle version. C'est ce qui est demandé notamment pour la mise sur le marché des génériques. "La bioéquivalence sur les sujets sains, ça n'a rien à voir avec la bioéquivalence chez les malades", reproche le Dr Guillet, pour qui ces réglementations auraient dû être adaptées à la situation. Car quand face aux patients en souffrance, "Merck dit avoir répondu aux normes", et que "l'ANSM répond qu'elle a des normes et qu'elle les a respectées, où est la responsabilité ?", dénonce-t-il. Pour Valérie Leto, la crise du Levothyrox est principalement la conséquence du nombre de patients concernés. "Un petit pourcentage de 3 millions de patients, ça fait beaucoup de patients", explique-t-elle. Sans compter que le Levothyrox est un médicament à marge thérapeutique étroite, ce qui signifie que les patients qui en prennent sont sensibles à la moindre modification de dosage : "certains patients peuvent mettre un an à se stabiliser", commente Valérie Leto.

MONOPOLE. Un autre reproche que le Dr Guillet adresse à l'ANSM, c'est le monopole du Levothyrox au moment du changement de formule. "Il aurait fallu au moins une alternative avant le passage à la nouvelle formule", s'indigne-t-il. Le Thyrofix d'Unipharma, aujourd'hui disponible pour les malades, avait en effet obtenu une autorisation de mise sur le marché en mars 2017, "ils auraient donc pu faire en sorte qu'il soit présent à temps". Pour lui, l'affaire Levothyrox est "une crise pour rien, une crise qui aurait pu être facilement évitée".

COMMUNICATION. La lettre de l'ANSM adressée aux médecins ne parlait que des patients à risque, pour lesquels il conseillait simplement de "confirmer le maintien de l'équilibre thérapeutique par une évaluation clinique et biologique" uniquement pour les patients à risque (enfants, personnes âgées, femmes enceintes, pathologies spécifiques). En gras, il était écrit : "Les modalités de prise et de suivi sont inchangées hormis pour les patients à risque pour qui un suivi spécifique et un contrôle de l'équilibre thérapeutique est recommandé". Autre doléance du Dr Guillet, la communication : "ils avaient les données nécessaires pour s'attendre à des effets indésirables, mais ils ont communiqué en disant que tout allait bien se passer", qu'on pouvait s'attendre à "quelques cas d'hyperthyroïdie", alors qu"au final, on a bien plus observé des hypothyroïdies". Pour Valérie Leto, le souci se situerait plus probablement dans la dose d'informations reçues chaque jour par les médecins débordés que dans leur contenu. "Ils reçoivent beaucoup d'informations, et celle-ci a pu échapper à certains", commente-t-elle. Du côté de l'ANSM, le 8 décembre 2017 ils n'admettaient devoir s'améliorer que sur "la veille, l'identification et la gestion des risques". Pour le Dr Guillet, "le Ministère choisit aujourd'hui de réagir par la communication pour étouffer l'affaire", par exemple en "caviardant les interventions des associations de patients dans leurs rapports". "On a l'impression qu'on est écoutés, mais qu'il ne faut pas que ça sorte", conclut-il.

SYMPTOMATIQUE ? Pour le Dr Guillet, "cette crise est la 1re révolte des patients contre ce que devient le système de santé". Un système "déshumanisé, qui craque, à bout de souffle", avec "trop peu de médecins qui n'ont plus le temps" et souffrant de "la mainmise de la bureaucratie".

 

* Dans les laboratoires pharmaceutiques, le Pharmacien Responsable partage la responsabilité civile et pénale avec le dirigeant de l'entreprise et est le garant du respect de la réglementation et de la conformité des produits commercialisés.

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