Un escape game, c’est un drôle de jeu virtuel qui consiste à s’échapper d’une pièce en une durée limitée. Là, c’est un peu différent. Il s’agit de trouver le secret du lieu : nous sommes dans l’appartement d’une certaine Laurence, qui s’est absentée, au 14 rue du Maine, dans le XIVe arrondissement de Paris (1). Equipés d’appareils photo instantanés flambant neufs, nous nous promenons dans son logement à la recherche d’indices afin de percer… son secret. Que voit-on ? Des traces d’une lutte, une tache rouge suspecte sur le tapis, une brosse à dents ensanglantée, des grains de café dans un sac à main… Bizarre. Et ce qui l’est encore plus, c’est que Laurence «n’est ni une meurtrière, ni un agent du KGB, ni un vampire, ni un personnage de fiction», disent les initiateurs du jeu. En moins d’un mois, près de 7 000 joueurs ont visité le lieu.
«Un monde inconnu»
Retour en arrière, dans la vraie vie. Nous sommes en 2009, Laurence Cottet est une femme aisée, elle mène une brillante carrière de directrice des risques dans un grand groupe, Vinci en l’occurrence. Mais Laurence est alcoolique et le cache. Tous les signes présents dans son ancien appartement le démontrent pourtant. Les traces de lutte ? Les conséquences d’un laisser aller global : meubles cassés non remplacés, tache de vin sur le tapis jamais nettoyée… La brosse à dents ? Un témoin de la dégradation physique due à une consommation d’alcool à haute dose : les gencives qui saignent sont l’un des premiers symptômes d’une atteinte grave du foie. Les grains de café ? Avalés à pleines dents, ils se révèlent une excellente tactique pour dissimuler une haleine chargée. Dans ce jeu, il s’agit donc de mettre en scène un alcoolisme mondain. Et de pointer les signes annonciateurs.
En 2016, l’opération «Louise Delage : like my addiction» avait fait connaître le portail internet «Addict Aide», créé par le Fonds actions addictions, qui centralise les différents moyens de se faire aider sur les addictions. «Ce n’est qu’avec les bonnes clés de lecture que l’on est en mesure de déceler, d’interpréter correctement les signes qui caractérisent une addiction», explique le Pr Michel Reynaud, président du Fonds actions addictions et initiateur du portail, qui ajoute : «L’alcoolisme au féminin ? C’est un monde inconnu. On l’aborde mal, on l’évoque peu, et quand on le fait il est trop tard.»
Une addiction cachée
L’histoire de Laurence Cottet en est un terrible exemple. Nul ne sait qu’elle boit trop, jusqu’à ce jour de 2009 où elle assiste à une cérémonie de vœux de son groupe. Soudain, elle s’écroule, ivre morte. Face à elle, des centaines de cadres de l’entreprise, dont le directeur général. Elle est totalement saoule. «Ce jour-là, j’ai perdu mon travail et ma dignité. Le lendemain, j’ai été licenciée, et j’ai arrêté de boire.»
Son histoire va devenir sa force. La voilà «patiente-experte» après avoir passé plusieurs formations, et elle court depuis de réunions en colloques. Elle intervient aussi sur les réseaux sociaux pour expliquer. Et raconter. «Pour moi, deux choses ont été décisives. D’abord, lorsque l’on m’a expliqué que c’était une maladie, nous dit-elle. J’étais donc malade et je devais me soigner.» Ensuite ? «Quand j’ai recherché du travail, je ne cachais rien. Car pourquoi cacher avoir été malade ? Personne n’a voulu m’embaucher. Il y avait bien un problème.»
De fait, l’alcoolisme au féminin est différent de celui au masculin. Beaucoup moins bien accepté, il reste caché, discret, tabou. Il touche plus particulièrement les classes aisées, alors que c’est l’inverse pour l’alcoolisme au masculin. Sur ce sujet, les études en France manquent, et bien souvent on se limite à la question, certes importante, de la consommation d’alcool pendant la grossesse, qui est la première cause de handicap mental d’origine non génétique chez l’enfant. Pour le reste, c’est flou. Mais cela reste inquiétant. Selon le Baromètre santé de Santé publique France, «bien souvent, le mode de consommation d’alcool de la femme diffère de celui des hommes. Les femmes dissimulent plus facilement et plus souvent leur consommation d’alcool que les hommes».
Un alcoolisme différent
Au niveau de l’âge également, la consommation d’alcool n’est pas la même. Elle est la plus forte chez l’homme vers 18 ans, alors que pour la femme, c’est autour de 27 ans ; les femmes associent plus souvent que les hommes consommation d’alcool et médicaments. Et lorsqu’apparaissent des symptômes physiques liés à une consommation excessive d’alcool (tels que les douleurs physiques, l’angoisse et la dépression), les femmes se rendent plus rapidement chez leur médecin, sans pour autant évoquer leur problème d’alcool. Ces médecins prescrivent alors assez facilement des psychotropes sans se demander si ces problèmes sont ou non liés à l’alcool. Enfin, au niveau de la fréquence de consommation, les femmes qui consomment trop d’alcool le font d’ordinaire plus régulièrement que les hommes. On note moins d’enivrements extrêmes.
Dernier point, les conséquences ne sont pas les mêmes : en 2014, une revue a comparé le risque de décès des consommateurs excessifs d’alcool selon leur genre. Ainsi, le risque de mortalité toutes causes confondues est multiplié par 1,5 pour une femme consommant quotidiennement 75 g d’alcool (environ 7 verres standards) par rapport à un homme ayant la même consommation. Le facteur multiplicatif atteint même 2,5 pour des consommations plus importantes, de l’ordre de 10 doses standard par jour, soit 100 g d’alcool quotidiens. Concrètement, les femmes réagissent plus vite et plus intensément aux effets de l’alcool que les hommes.
Reste une donnée d’importance : combien sont-elles à trop boire ? A l’heure d’aujourd’hui, il n’y a aucune donnée fiable. «Cela varie entre 500 000 et 1,5 millions», nous dit le Pr Reynaud. Bref, le problème sanitaire est massif. Et lorsque l’on note que les industriels de l’alcool dépensent 450 millions d’euros pour faire de la pub, soit 100 fois de plus que les campagnes de prévention, on se dit que ce n’est pas encore gagné. Et qu’il faudra beaucoup d’escape games pour arriver à inverser la tendance.
(1) Le jeu est hébergé par l’Escape lab, en partenariat avec la marque Lomography.
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