Plusieurs espèces de moustiques sont en expansion en Europe, alertait solennellement le 11 juin le Centre européen pour la prévention et le contrôle des maladies (ECDC), publiant à l’appui une série de cartes impressionnantes : Aedes albopictus, le célèbre et horripilant moustique-tigre, il y a cinquante ans encore cantonné à ses forêts asiatiques d’origine, a désormais conquis pas moins de 13 pays européens. Mais le problème est mondial : l’OMS mettait en garde en 2023, entre autres, contre la propagation d’Anopheles stephenensi, une espèce asiatique qui avance rapidement à travers l’Afrique. Et les exemples abondent sur tous les continents.
Le problème de ces colonisations n’est pas tant la nuisance, pourtant bien réelle, occasionnée par ces diptères que le risque de santé publique qu’ils induisent. Les moustiques sont en effet les plus importants propagateurs de microbes du règne animal : Aedes albopictus, à lui seul, est capable de véhiculer une vingtaine de virus, dont Zika, la dengue, et le chikungunya.
Les moustiques font donc l’objet d’une importante mobilisation de la science, et même de l’industrie. Le consentement à payer pour réduire leurs nuisances et leurs dégâts est élevé… et pourtant, imperturbables, les intéressés continuent leur offensive. Le secret de ce tour de force ? Les lois de l’évolution, boostées par leur impressionnante prolificité : une génération toutes les trois semaines, et des centaines d’œufs par femelle.
L’impasse de la chimie
« Il y a une énorme variété chez les moustiques, pointe Thierry Lefevre, chercheur CNRS au laboratoire Mivegec de Montpellier. Au sein de chacune des 3 600 espèces, la diversité génétique est énorme, les individus ont des caractéristiques variables de comportement, de physiologie, d’immunité… » Résultat ? quelle que soit l’arme déployée contre eux, quelques individus parviennent à la déjouer, puis, en se reproduisant en masse, transmettent leur parade à toute l’espèce.
Les pesticides, qui constituaient l’arme de référence depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sont « dans une sorte d’impasse », constate ainsi Anna-Bella Failloux, de l’Institut Pasteur. Les moustiques ont en effet « appris » à leur résister avec une virtuosité impressionnante, par quatre mécanismes qu’elle liste dans un ouvrage, Le Moustique, ennemi public n° 1 ? (éditions Quae). Certains insectes savent désormais détecter et éviter ces molécules ; d’autres ont épaissi leur cuticule ; d’autres ont modifié, via des mutations, les molécules de leur corps ciblées par les insecticides ; et d’autres encore ont acquis des mécanismes de détoxification.
De plus, la quasi-totalité des pesticides se sont révélés dangereux pour l’environnement ou pour la santé humaine, et un très grand nombre sont désormais interdits d’utilisation, en tout cas en milieu urbain.
Les chercheurs rivalisent donc désormais d’imagination pour trouver des alternatives, et tentent de mettre à profit les progrès accomplis dans la compréhension de la subtile horlogerie cellulaire des insectes, de leur génétique et de leur comportement. Il s’agit de raffiner une lutte biologique plutôt que chimique, pour éviter les dégâts de cette dernière. Mais la lutte biologique, aussi fascinante qu’elle soit, a ses propres limites et risques.
La piste des mâles stériles
La technologie sans doute la plus aboutie est celle dite de l’insecte stérile (TIS). Ingénieuse, elle consiste à élever en très grand nombre des moustiques mâles, puisque seules les femelles piquent. Ces légions de mâles sont ensuite stérilisés par exposition à des rayons X puis relâchés dans les zones infestées. Résultat ? ils s’accouplent avec les femelles, celles-ci n’ont pas de descendants, et ainsi la population décroît progressivement.
La TIS est très sélective, ciblant précisément l’espèce choisie, sans impacter le reste de la faune. Elle n’est pas polluante, et elle est réversible : si un problème quelconque advient, il suffit d’arrêter les lâchers pour revenir à la situation précédente, contrairement aux pesticides qui peuvent persister des décennies.
Mais la TIS a aussi ses limites. La principale résulte de la sélectivité des femelles, qui ne se laissent pas tromper sur la marchandise : elles préfèrent les vigoureux mâles sauvages à ceux irradiés et stériles. Il faut donc relâcher 10 fois plus de mâles stérilisés qu’il n’y a de mâles sauvages pour être efficace, ce qui a un coût certain ! En outre, l’irradiation doit être finement pilotée : trop de rayons, et les mâles perdent toute attractivité ; trop peu, et un certain nombre d’entre eux restent fertiles, anéantissant les efforts…
Testée sur l’île de La Réunion, « la technologie a divisé le nombre de moustiques par deux en un an », indique Fabrice Chandre, spécialiste de la lutte anti-moustique à l’IRD. « On aurait souhaité plus, mais le test a été fait sur une zone de seulement 20 hectares – le score aurait sans doute été meilleur sur une zone plus étendue. » Bref, de quoi contenir l’adversaire, mais pas l’anéantir…
À noter que pour remédier au manque de sex-appeal des mâles irradiés, la société Oxitec a tenté (entre autres initiatives) de développer des moustiques transgéniques stériles, dont les mâles auraient été utilisés comme ci-dessus. « Mais apparemment, les femelles préféraient encore les mâles irradiés aux mâles OGM, dont le succès reproducteur était encore plus faible », résume Fabrice Chandre.
Bactérie contre virus
D’autres stratégies de lutte biologique s’appuient sur les bactéries de l’espèce Wolbachia, qui vivent en symbiose à l’intérieur des cellules de nombreux insectes. Ces bactéries, dont il existe un très grand nombre de souches, ont toutes sortes de propriétés étonnantes, que les chercheurs s’efforcent d’exploiter.
« On s’est par exemple rendu compte, explique Anna-Bella Failloux, qu’une souche de Wolbachia empêche les moustiques qui en sont porteurs de développer la dengue, le virus Zika et le chikungunya. » Sans doute la bactérie est-elle en compétition avec ces virus pour certains nutriments dans les cellules, notamment le cholestérol, indique la scientifique, à moins qu’elle n’agisse sur le système immunitaire.
Or Wolbachia a un autre tour dans son sac, sur lequel les chercheurs s’appuient : lorsqu’elle est présente chez une femelle, elle passe dans ses œufs pour infecter toute la génération suivante. Mais attention, si la femelle en question s’accouple avec un mâle qui ne porte pas Wolbachia, ou qui porte une Wolbachia différente, la bactérie « tue » les œufs !
Il suffit donc de relâcher régulièrement des femelles porteuses de la Wolbachia ad hoc pour que petit à petit, il y ait de plus en plus de Wolbachia dans la population de moustiques, puisque les œufs issus de moustiques mâles sans Wolbachia sont détruits. In fine, seuls des descendants porteurs de Wolbachia persistent, débarrassés des virus.
« Cette stratégie est testée à Nouméa depuis 2019, indique Dorothée Missé, virologue à l’IRD. Désormais, 80 % des moustiques y portent Wolbachia dans la zone traitée, et les cas de Dengue sont devenus très rares, alors qu’il y en avait 1 500 par an au début du programme ! »
D’autres microbes, d’autres inconnues
Mais malgré plusieurs succès, les stratégies Wolbachia posent différents problèmes. D’une part, certains considèrent un moustique inoculé en laboratoire avec une Wolbachia comme un OGM, puisqu’il porte l’ADN du microbe dans ses cellules. Une opinion controversée, les définitions étant floues, mais qui pourrait entraver cette technique.
« De plus il faut faire beaucoup d’essais et prendre des précautions, car il n’est pas impossible qu’une Wolbachia donnée, qui bloque la transmission d’un virus, puisse à l’inverse favoriser la transmission d’un autre microbe ! », souligne Thierry Lefèvre, qui indique que « quand on manipule le système immunitaire, ce sont des choses qui arrivent… ».
Et puis il y a de multiples autres pistes de recherche. Certains s’efforcent d’identifier puis de développer des microbes qui pourraient tuer les moustiques. Mais là encore, il faut s’assurer que les microbes en question ne risquent pas de s’en prendre à d’autres organismes, et il faut aussi s’attendre à ce que des moustiques deviennent résistants, pour les mêmes raisons qu’avec les pesticides.
D’autres scientifiques ont découvert en août 2023 qu’une bactérie symbiotique du tube digestif de certains moustiques, Delftia tsuruhatensis, les empêche d’attraper, et donc de transmettre, le paludisme. « C’est très intéressant, on peut imaginer disperser dans le milieu des appâts attractifs contenant ces bactéries, imagine Fabrice Chandre, pour faire reculer la maladie. » Là encore, à condition de s’assurer que ladite bactérie ne nuit pas à d’autres espèces ! Et que Plasmodium, le parasite du paludisme, ne finisse pas par contourner la difficulté…
D’autres outils biologiques, plus radicaux et inquiétants, sont aussi sur les paillasses. Certains scientifiques raffinent une technologie baptisée « forçage génétique », notamment le chercheur du MIT Kevin Esvelt, qui a – en toute modestie – baptisé son laboratoire « Sculpter l’Évolution ».
« Bombe atomique génétique »
Il s’agit d’introduire un gène modifié dans une espèce de moustique, accompagné d’une sorte de « booster » qui rend ce gène dominant et lui permet d’envahir peu à peu toute la population, au fil des accouplements. En laboratoire, la technologie fonctionne : dès 2015, un article de Science rapportait la façon dont des chercheurs, en partant de quelques individus aux yeux jaunes, avaient en quelques générations abouti à une population entière présentant ce caractère.
En faisant la même manipulation avec un gène empêchant la transmission du paludisme, on pourrait donc, en théorie, éradiquer la maladie. Et l’on peut aller plus loin : avec un gène qui stériliserait la descendance femelle, le résultat serait encore plus radical : on éradiquerait toute la population, et sans doute toute l’espèce. Des chercheurs ont parlé à ce propos de « bombe atomique génétique », au vu de cette puissance théorique.
L’ennui avec les armes trop puissantes est qu’en cas de problème, les dommages involontaires occasionnés sont également démesurés. Le forçage génétique est une stratégie irréversible : une fois un tel gène introduit dans l’environnement, impossible de le retirer.
Or il pourrait venir à muter, ou interagir avec d’autres gènes, donnant des propriétés involontaires aux insectes porteurs. La disparition de l’espèce pourrait aussi libérer l’espace permettant l’installation d’une autre, possiblement plus nocive. Le gène pourrait en outre se transmettre à une autre espèce. Bref, le nombre de scénarios catastrophes est infini. Les autorités n’ont donc jamais permis que cette technique soit testée dans la nature pour l’instant, et nul ne sait si elle sera un jour autorisée.
En définitive, entre les stratégies trop dangereuses et celles qui ont une faible efficacité, les moustiques semblent obstinément conserver l’avantage sur les humains. « Il n’y aura pas de solution miracle – il va falloir combiner les différentes armes imparfaites disponibles, notamment la prévention, en les modulant intelligemment selon les risques et les circonstances », résume Fabrice Chandre, en accord avec la plupart des spécialistes. Autant dire que si les chercheurs en savent bien plus qu’avant sur les moustiques, ces derniers leur ont aussi enseigné la modestie.
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